D’ici quelques heures, nous serons des milliards à nous tourner vers nos proches pour leur souhaiter chaleureusement une bonne année, une bonne santé, et toutes sortes d’autres choses aussi, pourvu qu’elles soient « bonnes », c’est l’adverbe requis.
En y réfléchissant un instant, voilà bien une formulation tout aussi hasardeuse que figée, que l’on pourrait gagner à transformer. Je dis « hasardeuse » dans le doute, cherchant encore un qualificatif plus pertinent qui devrait surgir en cours de réflexion. Voyons ensemble : Qui donc en vous s’exprime en souhaitant à votre belle-sœur une « toute bonne et excellente année ! », quand bien même vous savez que sa vie est un enfer, elle vient d’en parler toute la soirée !? Quel sous-texte derrière ce classique et pourtant vain souhait ? Et pourquoi précisément « bonne » d’ailleurs, pourquoi pas passionnante, intéressante, édifiante, profonde, créative, sereine, vibrante ou authentique année (je pourrais vous en écrire 40 sans lâcher le clavier) ? D’où vient l’affligeante uniformité d’une formule consacrée par si consacrante que ça !?
Dans notre culture où le mental est (encore) roi, on a beau le savoir qu’une bonne année, en fait, ça n’existe pas vraiment, « on » continue à se la souhaiter « bonne », c’est étrange !
C’est le soir du réveillon et tout à coup, comme par magie – une sorte de consensus d’amnésie général – on oublie le nombre de personnes qui nous ont confié « Ouf, vivement l’année prochaine c’était hard 2015 » et que (quelques fois fort probablement), dans notre for intérieur aussi, on se l’est dit. On oublie pour les autres et on oublie pour soi, on trinque pour être à point à minuit, « on enterre l’année ». C’est reparti pour un tour : « Bonne année ! »
Tati Clara t’es de mauvais poil ou quoi, ne nous gâche pas la fête s’il te plait !? Non, le moins monde, je suis incisive espérant débusquer quelque piège du mental et nous libérer d’une certaine formulation de vœux qui n’honore pas notre niveau de conscience, voilà.
Les réveillons tels que je les aime : des gens que j’apprécie, qui m’apprécient, avec qui partager un délicieux repas et une conversation profonde où chacun peut se reposer, se déposer, se décomposer, se recomposer… et profiter du retour du cercle bienveillant pour faire le point. Et pourquoi pas, en fin d’année, plutôt que de l’enterrer, en extraire l’essence ; pourquoi pas, en fin d’année, se poser un peu et regarder en arrière plutôt que de se précipiter en avant.
La réalité se manifeste de façon duelle, créant un champ d’expérience – un terrain de jeu – dans lequel nous avons à nous positionner à chaque instant. Ce positionnement – le seul réel lieu de notre libre arbitre – face aux événements et à toute chose qui se manifeste dans notre vie – dépend avant tout de notre évaluation. Comme vous le savez, c’est en fonction de sa (ses) mémoire(s) que le mental nommera ce qui survient, le figeant/enfermant tel qu’il l’évalue dans la signification/forme attribuée dont dépend la suite (choix, décision/action, évaluation suivante).
Fait-il chaud ou froid ? J’évalue, je nomme/arrête et j’agis en conséquence. Ce regard en coin de mon voisin ce matin, est probablement dû au bruit que j’ai fait hier soir… C’est quand même dingue, pour une fois que je fais du bruit il exagère ! Tiens, moi non plus je ne luis dis pas bonjour. Le mental, au départ d’une perception que nous savons pourtant fragmentaire, filtrée, va imaginer et attribuer un sens aux choses en faisant des hypothèses – fumeuses et inadéquates la plupart du temps.
Mais revenons à la bonne année. C’est quoi une bonne année ? Une année sans guerres, sans souffrances, sans déceptions, sans frustrations, sans échecs, sans problèmes ? Cela existe-t-il vraiment ?
Perpétuer cette tradition de vœux « bisounours » nous entretient collectivement dans la vision mentale dualisée et polarisée du bien/mal. La vie, dans la subtilité de ce qu’elle nous donne à être et agir au travers des situations, est bien plus nuancée et ne se place pas là, loin s’en faut. Voyez-vous à quel point le jugement polarisé bien/mal enferme et ne peut produire que des déceptions, si vous croyez vraiment qu’une année est réussie parce qu’elle serait exempte de ce que le mental juge négativement. Si on le laisse nous maintenir dans l’illusion celui-là, on croirait aussi volontiers que vieillir c’est pour les autres, et que même mourir peut-être ne nous concerne pas. Lorsque viendra la douleur, la perte, le manque ou tout simplement des obstacles, nous nous préparons de la sorte des heures bien amères, ajoutant à nos peines celle de (se) juger que les choses ne se passent pas comme elles le devraient. Et comment au juste, devraient-elles se passer ?
Bonne année, tu parles ! Je me suis fait virer de ce boulot de merde auquel j’ai tout donné, ma femme est partie avec mon meilleur ami et je viens d’apprendre que j’ai le diabète ! Lorsqu’on arrête les choses par un jugement, la chose observée se fige et prend une forme définitive. Mais en réalité la vie ne s’arrête jamais et aucune portion de réalité ne peut être entendue coupée de son ensemble, au risque de la déformer. Une situation évaluée et donc vécue négativement et désagréablement, peut tout à fait être le point de départ déterminant d’une floraison superbe à venir. Retrouvons la personne prise en exemple plus haut et voyons comment la situation est évaluée quelques mois plus tard, car il se pourrait fort bien que le regard ait changé. Sa femme l’a quitté après des années de galère, voilà que dans un groupe de travail rejoint suite à son divorce pour tenter de s’en remettre, il rencontre une autre femme. Voilà qu’il a trouvé un autre boulot, mi-temps celui-ci duquel il retire 80 % de son ancien salaire et qu’il profite de son temps libre pour monter un projet avec sa nouvelle et délicieuse compagne. Voilà que son diabète – ouf – était une fausse alerte, et que sa santé ayant profité de son attention et de ses prises de conscience sur la façon dont il se nourrit, est meilleure qu’elle n’a jamais été. Comment est-elle, avec le recul, cette année qui lui semblait si sombre ?
Le chemin du zen nous propose un retour à nous, en nous, un ancrage dans la réalité à la lumière de notre âme, non séparée, responsable, ayant fait le choix conscient de s’incarner et de faire, dans l’illusion de la vie, une expérience qui ne s’évalue pas en termes mentaux, de bonne ou mauvaise. C’est parler le langage de l’âme et au départ de sa vérité que de se souhaiter une année de vie supplémentaire, tout simplement. ET si en plus, elle est bonne, e x c e l l e n t , mais ce n’est pas une fin en soi. Du point de vue – essentiel/éternel – de l’âme, il n’est pas dit non plus qu’une bonne année soit plus enrichissante qu’une année difficile…
Autrement dit, n’oublions pas ce que nos jours doivent à nos nuits !